« Le football est un sport qui se joue à onze contre onze et, à la fin, ce sont toujours les Allemands qui gagnent », selon la fameuse boutade attribuée au joueur anglais Gary Lineker. Pourtant, depuis 1990, la Mannschaft n’a plus remporté de Coupe du Monde : 2ème en 2002, 3ème en 2006 et 2010. Glorieuse incertitude du sport, direz-vous ! L’incertitude ne présente, dans ce cas, qu’un caractère événementiel du fait de l’imprévisibilité du comportement, de la stratégie et de la réussite de gestes techniques des adversaires. (Des économistes du sport ont toutefois vérifié que la probabilité qu’une équipe de football l’emporte sur une autre dépend fortement de leurs masses salariales respectives. Le football professionnel répond-il aux critères de désintéressement matériel et de dépassement de soi mis en avant par Marathonien de coeur et d’esprit – achetez le livre via ce lien! – et convient-il encore de le qualifier de sport ?)
L’incertitude n’en reste pas moins, en vérité, au coeur de notre vie, de la société et de tout système dynamique. Enoncée sous le nom de principe d’indétermination, elle est aussi le fondement de la mécanique quantique. L’incertitude n’est, surtout, jamais nulle (seule certitude!) et est responsable d’une aversion fort répandue au risque en raison de la crainte qu’en l’absence de certitude, il y a plus à perdre qu’à gagner. Du coup, elle incite tout un chacun à préserver le statu quo dans son existence personnelle plutôt qu’à se remettre en question ou à changer l’ordre des choses.
Le problème résulte de ce que nos connaissances et les outils à notre disposition pour appréhender l’avenir sont insuffisants. Les statistiques étudient les données du passé et le calcul de probabilité est faussé à la base par l’impossibilité d’y intégrer toutes les inconnues, en particulier les “inconnues inconnues”, c’est à dire les circonstances, événements et conséquences qu’il nous est impossible de prédire, de planifier ou de savoir où et quand il faut les chercher (la main invisible de l’économie chez Adam Smith, l’événement exceptionnel, imprévisible, irrésistible, extérieur qui caractérise la notion de force majeure en droit, la théorie du chaos en météorologie, pour ne citer que ces trois exemples dans des domaines différents).
En guise de démonstration « mollets détendus », penchons-nous un instant sur les résultats “femmes” de la manche du Challenge du Brabant Wallon à Ottignies (15.06.2013). Nous avons répertorié 192 femmes à l’arrivée. Classons-les par tranches de 10 minutes et, sans surprise, nous obtenons un graphe de type gaussien (« en cloche »), considéré comme la représentation-type de la loi normale de probabilité, la plupart des femmes (162 sur 192) terminant entre 1 h et 1 h 30 min. Affinons l’analyse en calculant la moyenne de l’échantillon (temps total mis par toutes les femmes divisé par le nombre de femmes) sur laquelle la cloche est en principe centrée (1 h 14 min 37 s) et la médiane (la valeur qui permet de couper l’échantillon en deux parties égales et qui se situe donc entre la 96ème et la 97ème arrivée sur 192 à 1 h 14 min 13 s). Ces notions interviennent par la suite dans les calculs de dispersion statistique, d’écart, de variance, d’espérance. Peu importe ici!
En quoi les statistiques descriptives constituent-elles un outil imparfait ? Imaginons, par exemple, que Siobhan Horgan n’ait pas participé à cette manche du Challenge du Brabant Wallon à Ottignies. Pour la majorité des concurrentes, cela n’aurait pas changé grand-chose : les valeurs moyenne et médiane n’auraient varié que de quelques secondes (respectivement 1 h 14 min 46 s et 1 h 14 min 03 s, Natacha Zuiwen du James, classée 96ème) mais, notons-le quand même, dans un sens opposé. Mais, par contre, pour Zaina Semlali et Sandra Haulait, la présence de cette « inconnue inconnue », dont elles ne pouvaient avoir connaissance avant que la multiple championne cycliste irlandaise ne débarque à Ottignies pour son premier jogging en Belgique, avait un impact significatif puisqu’elle les privait l’une de la victoire au scratch et l’autre de la victoire dans sa catégorie (30-39).
Qu’est-ce que cela vient faire dans ce compte-rendu de la manche du Challenge du Brabant Wallon à Baisy-Thy ? Nous avons pris le temps, certes, mais n’oubliez pas que ce fort beau parcours comptait 14 kilomètres, pleins de pièges dans les sous-bois, venteux en dehors, laissant beaucoup de latitude à la méditation.
D’abord, avec la septième victoire d’Adrien Stouffs au scratch cette saison, l’on ne put s’empêcher de penser que « le Challenge du Brabant Wallon est une épreuve de jogging qui se court chacun pour soi et, à la fin, c’est toujours Adrien Stouffs qui gagne » et qu’il faudrait une « inconnue inconnue » sous les traits de Kenenisa Bekele pour l’en empêcher.
Ensuite, Marathonien de coeur et d’esprit n’ayant rien à lui apprendre sur le plan de la course à pied (même si son père Eric a beaucoup apprécié le livre), cette digression sur l’incertitude n’est pas anodine pour l’étudiant en marketing qu’est Adrien : la gestion de l’incertitude est au centre de la logique d’action des créateurs d’entreprises connue sous le nom d’« effectuation » telle qu’elle a été étayée dans les travaux d’une chercheuse indienne, émigrée aux Etats-Unis, Saras Sarasvathy (*), professeur à l’Université de Virginie et spécialiste de l’expertise entrepreneuriale. Doutons que cet enseignement ne figure déjà en bonne place au programme de nos hautes écoles de commerce alors qu’en panne de croissance, nous avons besoin de créateurs d’entreprises et ce ne sont pas nos gouvernants qui, à défaut d’expérience entrepreneuriale et d’humilité épistémologique, y pourvoiront.
Enfin, auriez-vous préféré à ces quelques considérations sur l’incertitude, un aperçu juridique de la résolution des querelles de voisinage au temps de Godefroid de Bouillon ou un exposé sur la psychologie des états de transe ?
(*) Sarasvathy, S. D., “Causation and effectuation: towards a theoretical shift from economic inevitability to entrepreneurial contingency” (in Academy of Management Review).
Sur l’incertitude et d’autres sujets de société, suivez Marathonien de coeur et d’esprit sur Twitter @Marathonience.
Laisser un commentaire