Commentaire de Corentin de Salle, philosophe
Que se passe-t-il dans la tête d’un marathonien durant l’épreuve, durant les moments qui la précédent et ceux qui la suivent ? Marathonien de coeur et d’esprit est assez atypique pour au moins deux raisons : premièrement, il est rare qu’un sportif se double d’un intellectuel à même de donner un sens à sa pratique sportive. Cela nous change des commentaires stéréotypés des sportifs interviewés en queue de JT ou dans la DH. Deuxièmement, cet ouvrage a ceci d’intéressant que le marathon n’est pas, à proprement parler, l’objet du livre mais plutôt son fil conducteur : ce qui se dégage, à travers la narration de 9 marathons courus ces deux dernières années, c’est, en réalité, un art de vivre et même une éthique.
A la tête d’une entreprise internationale florissante qu’il a fondée, Thierry Godefridi court depuis longtemps mais c’est à l’âge de 47 ans seulement qu’il a accompli son premier marathon. Depuis, il a réitéré cet exploit une trentaine de fois. C’est dire s’il connaît son sujet.
Le marathon est une épreuve au sens plein et entier du terme (au sens premier d’un test mais aussi, pourrait-on dire, au sens biblique : Dieu « éprouve » ses créatures quand il jauge leur détermination face à la douleur). C’est un défi dont il ne faut pas minimiser le caractère héroïque. Mal préparés, des coureurs abandonnent parfois à contrecœur au 36, 37 ou 38ème kilomètre car le corps ne parvient plus à suivre le mental de fer qui anime ces coureurs. Certains pleurent les pieds ensanglantés. Pire : il arrive parfois que certains décèdent durant cette épreuve.
Cela dit, pour un coureur aguerri comme l’est notre auteur, cette épreuve est avant tout une joie. La joie de se fixer des objectifs et de s’y tenir, la joie enivrante d’exercer une maîtrise sur son corps, joie cartésienne de l’âme qui dirige l’organisme machinique comme un « pilote en son navire ». Néanmoins, ce sentiment de puissance est contrebalancé par un sentiment inverse de vulnérabilité du corps face à la chaleur, aux crampes, à l’indigestion, etc.
Comme signalé sur la jaquette du livre, l’auteur n’entend pas ici nous livrer des recettes ou une méthode pour réussir un marathon. On apprend néanmoins que le principal, c’est de ne pas partir trop vite. Si vous courez les premiers kilomètres dans l’euphorie, vous déchanterez bien vite et il y a fort à parier que vous ne franchirez pas le fameux « mur du marathon », c’est-à-dire le cap fatidique du trentième kilomètre. Par contre, en courant avec une décontraction du bassin, des bras, des jambes, on parvient à remonter des centaines, voire des milliers de coureurs.
L’entraînement se fait de manière méthodique, voire scientifique. On apprend que les séances se décomposent en différentes portions parcourues de manière discontinue : il y a des rythmes d’échauffement, des accélérations sur 100 mètres, des allures de compétition, des successions de « déboulés », de périodes de récupération, de marche, de trottinement, etc. Cela correspond à des distances déterminées a priori (des « segments ») et calculées au mètre près. Cela correspond à des timing et à des fréquences cardiaques : certaines distances doivent être courues à une vitesse correspondant à une fourchette de 60 à 74% de la fréquence cardiaque maximum (FC max), d’autres à une fourchette entre 75 à 84%. D’autres encore à la fréquence cardiaque maximale.
On perçoit clairement cette volonté de l’auteur de laisser le moins de place au hasard même si ce dernier n’est jamais absent. L’intelligence organisationnelle, la sagesse anticipative, le soin apporté à la sélection de l’équipement, autant de qualités entrepreneuriales mobilisées au service de sa passion. Cela dit, il n’est pas pour autant un obsédé de la performance. Son but n’a jamais été de se hisser en haut du podium ni même de descendre en dessous des trois heures. Il exerce des responsabilités professionnelles absorbantes et le temps qu’il consacre à la course à pieds dans son emploi du temps est, j’imagine, aussi segmenté que les distances parcourues lors d’une séance d’entraînement. Il prend ses distances avec les fanatiques de la course d’endurance, les « 100 bornards », c’est-à-dire les adeptes de courses de 100 kilomètres voire des épreuves encore plus extrêmes et dont certains sortent « cassés physiquement ou moralement ». L’excès nuit en tout et Thierry Godefridi semble s’inscrire dans cette éthique de l’équilibre propre aux Anciens Grecs qui ont d’ailleurs, comme on sait, inventé le marathon et les Jeux Olympiques.
Que trouve-t-on dans ce livre ? Plusieurs choses. D’abord des récits. A l’exception du dernier chapitre qui évoque les 30 participations consécutives de l’auteur aux 20 kilomètres de Bruxelles, chacun des neuf chapitres retrace un marathon dans une ville européenne. Chaque fois, la narration s’étale sur les deux ou trois jours du séjour et nous avons droit à toute une série de considérations sur la ville, le pays et ses habitants. L’auteur pratique le tourisme sportif. En effet, comme il l’explique, un marathon permet de visiter une ville de part en part. La découverte se fait de façon autrement plus physique et plus intense que la fréquentation de quelques zones historiques, cafés typiques et autres musées (qu’il visite par ailleurs). Chaque ville a son cachet. La course à pieds la plus fabuleuse du monde ? Le marathon de Rome : chaque kilomètre parcouru l’est dans l’émerveillement de fouler les sites grandioses de la Ville Eternelle.
Le marathon n’est pas une ascèse. On a plutôt l’impression que la discipline inhérente à une personne qui a décidé de courir plusieurs marathons chaque année est de nature à affûter ses sens et à intensifier sa sensualité. L’auteur, jamais avare de considérations esthétiques sur l’architecture, la littérature et les marathoniennes, affectionne les expériences gastronomiques. A un moment, il s’autorise même une dégustation de vins le veille d’un marathon, ce qui, selon son propre aveu, n’est pas particulièrement indiqué. Quoiqu’il en soit, il est systématiquement animé par la recherche de la qualité. Il se montre toujours attentif au rapport existant entre les ressources qu’il investit (ressources aussi bien physiques que monétaires) et le résultat qu’il obtient.
Le livre contient aussi beaucoup de chiffres. Je dirais en moyenne une dizaine par pages. Je ne pense pas avoir jamais lu un livre de témoignage possédant autant d’informations chiffrées détaillées avec une extrême précision. Les ordres de grandeur sont de tout ordre : les horaires, les prix, les distances, les durées, les groupes de participants, les dates historiques, la pluviométrie, les jours d’ensoleillement et même, à un moment, la magnitude d’un tremblement de terre. Les chiffres sont par définition des quantificateurs du réel et si l’auteur se montre très friand de ces derniers, c’est sans doute que, dans un processus de découverte, ces derniers, mis en perspective avec les chiffres d’autres villes, charrient beaucoup d’informations. L’auteur aime s’informer sur tout et sur rien (sur la traduction d’un poème, le nom d’un marathonien unijambiste aperçu lors de la course, le montant de telle ou telle taxe, etc.). Les prix, en particulier, sont des indicateurs. L’économiste autrichien Friedrich von Hayek disait d’ailleurs qu’il s’agissait de « signaux » permettant l’anticipation. Le récit de l’auteur est d’ailleurs entrecoupé par une série de digressions de nature économique et politique.
C’est ici que l’art de vivre se prolonge en une morale, que la diététique se fait éthique. Courir est une forme d’acte de résistance par rapport au système. Le dépassement de soi est un antidote à l’engluement et à la décadence. Courir, c’est s’aguerrir. L’Etat hypertrophié parque la population devant les émissions de télé-réalité et autres plateaux télévisés qui prêchent la sinistrose, la frustration et le catastrophisme. L’avachissement, la paresse, la pensée unique, la sclérose, la dégénérescence intellectuelle vont de pair dans cette société de servitude collective.
A contrario, il y a infiniment plus d’humanité, de solidarité et de générosité chez les marathoniens que chez les « bouffeurs d’espoirs » et « marchands de rien » qui nous abrutissent. Courir, c’est aussi faire des rencontres en tout genre, avant, pendant et après le marathon. Il existe une fraternité entre marathoniens. L’auteur rend compte des conversations, aussi banales qu’elles soient, qu’il noue avec d’autres marathoniens. Ces échanges sont fugaces mais chaleureux. La course à pieds n’est pas un sport d’équipes et échappe, du coup, au grégarisme. C’est avant tout une discipline solitaire propice au recueillement mais qui permet de mettre brièvement en contact ces solitudes.
Courir, c’est paradoxalement « se vider l’esprit » (de ses soucis) mais également réfléchir. Au fil des pages, on entre dans l’intimité de l’auteur mais jamais dans sa vie privée. La vie privée (dont Malraux disait qu’elle n’était qu’un « petit tas de secrets ») est inessentielle. Pas l’intimité. La première est la somme d’évènements biographiques, la seconde est la perspective qu’une conscience porte sur le monde. Je ne peux que recommander d’enfiler une paire de chaussures et d’accompagner ce coureur au long des 173 pages.
Commentaire de Stéphane Allard, lecteur, blogueur, coureur débutant
“Deviens qui tu es. Fais ce que toi seul peut faire”. Nietzsche
Je me documente, vous le savez.
De lien en lien, j’atterris sur différents sites et blogs de coureurs et l’un d’entre eux a particulièrement retenu mon attention.
Il s’agit de « Marathonien de cœur et d’esprit ».
Pourquoi donc ? D’abord, il est très bien écrit, le gars a une très belle plume, il manie très bien la langue française et ses billets se lisent aisément. Ensuite, de par sa qualité de Monsieur Tout-le-monde, je peux facilement m’identifier à un quidam qui a un métier et découvre le loisir de la course à pied sur le tard.
L’identification est aisée mais le chemin est encore long entre lui (plus de 60 marathons au compteur) et moi (une seule course 8 KM dans les baskets)!
Les marathoniens me fascinent. Pas ceux des records, pas les athlètes confirmés ni les champions olympiques mais bien les anonymes qui ont un jour eu pour objectif de défier cette distance mythique chargée de symbolique et d’histoire.
Je pense que tout à chacun qui s’intéresse un tant soit peu à la course met dans un coin de sa tête le ” Pourquoi pas moi ? Si je persévère, si je m’entraîne, pourquoi pas moi ? Pourquoi ne réaliserais-je pas ce défi ? “.
J’ai donc parcouru le blog et j’ai rapidement vu que Thierry Godefridi puisque il s’agit de son nom a publié un ouvrage dans lequel il raconte neuf de ses marathons ainsi que les 20 KM de Bruxelles. Grâce à internet, je lis la quatrième de couverture ainsi que l’avertissement “Ceci n’est pas un livre sur le marathon. Il ne s’agit pas d’une méthode d’entraînement. Il n’est pas destiné à une élite”. Appâté, je fais l’achat en ligne.
Le livre de Thierry Godefridi (174 pages) a été dévoré en quelques heures. Chaque chapitre représente une course et au travers de ses pérégrinations, on découvre un peu plus l’auteur qui apprécie les marathons, les courbes féminines, les équipements sportifs, les chiffres, l’économie, un bon verre de vin (je vous laisse ordonner tout ça) et qui semble souffrir d’une phobie à l’encontre des microbes.
Grâce à lui, on découvre les courses de l’intérieur, un peu comme dans un guide touristique avec des recommandations d’hôtel ou des astuces en ce qui concerne l’inscription. Le plaisir est encore plus grand lorsque l’on redécouvre des villes que l’on a déjà parcourues (Rome, Madrid, Lisbonne, Barcelone, Paris et Bruxelles). J’ai l’habitude de visiter les villes à pied mais le faire grâce à un marathon doit être une expérience rare.
Pour ce qui est des aspects techniques de la course, ils sont assez limités. Ce bouquin n’est pas une bible sur la préparation du marathonien mais il m’est agréable de lire comment lui voit les choses au niveau de l’alimentation, du choix des chaussures et surtout du rythme avec le fameux negative split qu’il conseille.
Bref, je ne regrette absolument pas la douzaine d’euros de mon achat et j’attends avec impatience un deuxième tome afin de découvrir d’autres destinations.
J’ai aimé :
- Le style
- L’angle d’attaque du livre
- Les coulisses des marathons
J’ai moins aimé :
- Les analyses financières
- Certaines longues listes économiques
- L’introduction
J’aurais aimé :
- Je suggère à l’auteur s’il réédite ou s’il écrit un deuxième tome d’inclure des codes QR dans son livre qui renverraient vers son site avec des cartes du parcours emprunté (voire d’autres bonus comme des photos). Cela permettrait de mieux visualiser la course et ses à-côtés.
Ce n’est pas demain que je participerai à mon premier marathon mais je sais dès à présent que la réussite peut passer par un verre de vin pris la veille et par un départ lent et contrôlé avec de préférence des courbes callipyges en guise de meneur d’allure.
Commentaire de l’éditeur
« Deviens qui tu es. Fais ce que toi seul peux faire. » (Nietzsche)
Dans son Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, l’écrivain japonais et marathonien Haruki Murakami, plusieurs fois pressenti comme lauréat du Prix Nobel de littérature, relève que « où que l’on se trouve, les visages des coureurs de fond sont les mêmes. Tous ont l’air de penser à quelque chose pendant qu’ils courent. Peut-être ne pensent-ils à rien du tout, mais ils donnent l’impression de penser intensément. »
A quoi pense un coureur de fond ? Marathonien de coeur et d’esprit le raconte dans une chronique qui mène à neuf marathons phares en Europe (Rome, Madrid, Copenhague, Berlin, Lisbonne, Barcelone, Paris, Siebengebirge et Las Palmas de Gran Canaria) ainsi qu’une évocation de trente participations consécutives aux 20 Kilomètres de Bruxelles.
Marathonien de coeur et d’esprit jète un regard incisif, de l’intérieur et autour du marathon, sur son époque et le monde, et témoigne d’un phénomène populaire dans lequel le sport retrouve son essence de désintéressement matériel et de dépassement de soi.
Dans son Autoportrait, Haruki Murakami remarque que « jeunes, nous ne pouvions tout simplement pas imaginer qu’un jour surviendrait le XXIe siècle et qu’inéluctablement, sauf événement imprévisible, nous serions âgés de cinquante, soixante ou septante ans (soixante-dix pour les Français parmi vous). A présent, nous vivons dans ce monde inimaginable, avec un sentiment d’étrangeté, une expérience nouvelle. »
Ce sont aussi ce monde inimaginable et cette expérience nouvelle qu’explore Marathonien de coeur et d’esprit en citant, dans sa préface et dans son épilogue, des vers d’une rare puissance extraits d’Ulysse d’Alfred Tennyson, poète anglais du XVIIIe siècle.
Thierry Godefridi est chef d’entreprise et marathonien.
Note de l’auteur
L’Autoportrait de l’auteur en coureur de fond de Haruki Murakami a paru en japonais sous un titre qui, traduit en français, signifie « De quoi parlons-nous lorsque nous parlons de courir? ». Une recension de l’Autoportrait, livre culte parmi les coureurs de fond, a été publiée sur le blog de ce site. Pour y accéder, veuillez double-cliquer ici.